dimanche 19 juin 2011

Volutes, courbes et grouillements

Pendant très longtemps, l'Art Nouveau a été négligé, voire même moqué. On parlait de "style nouille" pour stigmatiser l'abondance des courbes et des entrelacs que nous admirons aujourd'hui. On a détruit ainsi de véritables chef d'œuvre comme la majorité des maisons de Guimard, la Maison du peuple de Bruxelles de Horta, et la majorité des hôtels particuliers de l'avenue Louise, toujours à Bruxelles. Ne parlons pas des pièces en verre ou en céramique que la bête mode a condamné à l'élimination. 

La maison du peuple de Horta inaugurée en 1899. Elle a été démoli e en 1965 dans le mépris le plus total des politiciens belges et malgré les protestations des architectes du monde entier. On a inventé à ce propos, le terme de "bruxellisation".


Le bâtiment abritait des salles de réunions et un café.

Le théâtre de 1700 places situé au dernier étage du bâtiment. On a construit à la place un machin en béton 
sans style et sans grâce.
Après ce petit coup de gueule, j'en reviens à mon propos initial. Il est vrai que la ligne courbe est une des caractéristiques de l'Art Nouveau. Elles peuvent même envahir tout l'espace laissé libre dans une espèce de délire décoratif.
Un des exemples les plus caractéristiques en est donné par Jan Toorop (1858-1928), peintre hollandais né en Indonésie qui était, à l'époque, colonie des Pays-Bas. Sa peinture se caractérise par une frénésie de courbes qui occupent toute la surface du tableau ou de l'affiche. Il a sans doute été influencé par les dessins des batiks de son pays natal, comme ces femme longilignes aux bras maigres en sont pas sans faire songer aux marionnettes javanaise.

Deux affiches de Toorop datant de 1895 et 1897, très caractéristiques de son style


Deux marionnettes javanaises portant des robes en batik.
Collection personnelle

Voici quelques tableaux de Jan Toorop datant de la période 1890-1900. Il s'orientera ensuite vers la peinture religieuse dans un style profondément différent, marqué par Cézanne et le cubisme.

Fatalisme 

Oh Mort, où est ta victoire ?

Les trois fiancées. 1893

Retour sur soi-même. 1892

La jeune génération. 1892

Le sphynx.

Portrait de Marguerite Helfrich. 1897
Un autre artiste hollandais suit la même voit que Toorop, Johan Thorn Prikker (1868-1932), qui s'est aussi intéressé au batik ainsi que le montre ce fragment de tissu du à l'artiste en 1899.
Son tableau le plus connu demeure "La Mariée" (1892-1893) qui annonce presque l'abstraction, tant les différents éléments de la scène sont imbriqués les uns dans les autres.
Des productions aussi surprenantes que celles de Toorop ou Thorn Prikker n'ont pas laissé indifférents des artistes hollandais des générations postérieures. Tel est le cas de Christophe Karel Henri de Nerée Tot Babberich (1880-1909), un des artistes les plus doués de sa génération, hélas, mort prématurément de la tuberculose. Son style style s'apparente aussi bien à celui de Toorop, qu'à celui de Beardsley ou de Klimt. On retrouve le même grouillement de courbes et de formes serpentines.

Cygnes noirs (1901).

Deux femmes en adoration.

Introduction à l'extase (1900-1901).

La musique (1904).
Le belge Georges de Feure (Georges Joseph van Slüyters dit Georges de Feure, 1868-1943) est dans le même état d'esprit dans son "Lac des cygnes" (1897) où tout s'entremêle.
L'ensemble des mouvements artistiques de cette période est marqué par un vitalisme et un organicisme constant. Tout est manifestation vitale qui s'exprime par l'Art. Au début de sa 5ème Sonate, Alexandre Skriabine (1872-1915), très lié au mouvement théosophique (il fréquente Helena Blavatsky), écrit cette phrase : "Je vous appelle à la Vie, forces mystérieuses noyées dans les obscures profondeurs de l'Esprit Créateur, craintives ébauches de Vie, à vous, j'apporte l'audace".
Or, au moment où Skriabine écrit cette sonate (1907), Gustav Malher (1860-1911) compose sa 8ème symphonie qui commence par l'hymne "Veni Creator Spiritus". 
Skriabine apporte l'audace aux forces mystérieuses alors que Paul Sérusier (1864-1927) peint le Talisman en 1888, acte de naissance du mouvement des Nabis (les prophètes).
Le vitalisme représente un aspect important de l'œuvre de Gustav Klimt (1862-1918), particulièrement dans le cadre de l'élément aquatique. Si l'élément tutélaire de Skriabine ou de Jean Delville est le feu, celui de Klimt est incontestablement l'eau. De lui nait toute une cohorte d'hydres ou de serpentines créatures.

Sirènes (1889).

Eaux en déplacement (1898).

 Le sang du poisson (1898).

Hydres I.

Poissons rouges (1902).

Hydres II (1904-1905).
La palais Stoclet à Bruxelles fut conçu par Josef Hoffmann (1870-1956) durant les années 1903-1904 comme une œuvre d'art total. Les mosaïques de la salle à manger furent exécutées d'après des cartons de Klimt. 

Une vue de la salle à manger du palais Stoclet. On voit les mosaïques d'après des esquisses de Klimt, réalisées par Leopold Forstner (1878-1936). Cet élève de Koloman Moser fut un des membres importants de la Wiener Werkstätte.

Vue générale de la composition de Klimt (vers 1905).

A gauche, la figure de "l'Attente". Carton de Klimt. On distingue derrière le personnage les volutes de l'Arbre de Vie.

A droite," l'Accomplissement", représenté par un couple qui s'enlace. Carton de Klimt.

Au centre, L'Arbre de Vie. Ses volutes se multiplient et s'enroulent en une sorte de croissance gigantesque et infinie. L'arbre finit par envahir toute la surface libre du panneau, manifestant là encore, l'importance des conceptions vitalistes dans l'Art Nouveau. Carton de Klimt.
En architecture, l'ondulation, la mouvance voire le tournoiement sont tout autant de mise, comme le montre le décor de la Villa Ruggieri construite à Pesaro en 1902 par Giuseppe Brega (1877-1960), sur un plan très classique de villa palladienne.
Une des réalisations les plus emblématiques de cette tendance de l'Art Nouveau à multiplier jusqu'à l'excès les courbes et les contre-courbes est la maison du peintre Louis de St-Cyr à Bruxelles. Elle fut réalisée entre 1901 et 1903 par Gustave Strauven (1878-1919), architecte qui a collaboré au début de sa carrière avec Victor Horta. Si on a parlé à propos de cet édifice étonnant d'Art Nouveau baroque, on l'a aussi traité de "spaghetti épileptique". Il faut cependant reconnaître que l'architecte a réalisé un tour de force sur un terrain qui ne mesurait que 4 mètres de large.

La maison St-Cyr avant restauration.


La maison St-Cyr pendant les travaux de 
restauration (2010-2011).


En France, Le pionnier de l'Art Nouveau, Hector Guimard (1867-1942) et l'inventeur de forme très libre qui révolutionne l'architecture dans une direction totalement différente par rapport à celle de Horta, dont il avait visité l'Hôtel Tassel. Malheureusement, beaucoup des créations de cet immense architecte ont été détruites dans les années 60.

La maison-atelier Coillot à Lille (1898).


Villa La Bluette (1898).



jeudi 16 juin 2011

Chauves-souris

La nature est une source d'inspiration fondamentale dans l'Art Nouveau. Toute la nature, c'est à dire non seulement les fleurs et les papillons, mais aussi les reptiles ou les mollusques aussi bien que les chauves-souris.
Il faut dire que le statut de cet animal est ambigu, avec ses poils et ses ailes, tellement ambigu, même qu'au XVIème siècle le savant Ulisse Aldrovandi (1522-1605) classait les Chiroptères parmi les oiseaux.
L'ambiguité qui intéresse les artistes de la période 1880-1920 n'est pas celle-ci, mais plutôt le fait que l'animal ne soit ni tout a fait diurne, ni tout à fait nocturne. La chauve-souris devient le symbole du crépuscule, donc de la mélancolie et de l'effacement.
Dans l'Art Nouveau, il n'y a que peu de relations entre la sorcellerie ou le vampirisme et les chauves-souris alors que le célébrissime "Dracula" de Bram Stocker (1847-1912) est publié en 1897. Au contraire, l'animal est plutôt sympathique. On retiendra, cependant, l'extraordinaire tableau de Luis Ricardo Falero (1851-1896) qui représente le départ des sorcières pour le Sabbat. Reconnaissons que certaines de ces sorcières sont fort attirantes !
Quant au "Rêve" de son contemporain Gabriel Ferrier (1847-1914), il hésite entre le nu de Cabanel ou Bougereau et la peinture orientaliste. Reconnaissons que le chiroptère qui emporte sur son dos la pulpeuse dormeuse, est anatomiquement très bien réalisé (il s'agit sans doute de l'oreillard roux Plecotus auritus).
Seul, peut-être, parmi les symbolistes, Alfred Kubin (1877-1959), donne un caractère furtif et inquiétant à l'animal dans son étude "Mur de cimetière" (vers 1902), et encore... Kubin ayant été souvent beaucoup plus explicite dans ses obsessions.
La seule partie encore lisible du recueil de Robert de Montesquiou-Fésenzac (1855-1921), "Les Chauves-Souris" (1892), est la préface, tant le reste est incompréhensible de préciosité et de virtuosité. Il écrit ce qui suit :


"L'étrange volatile qui lui donne son titre, m'a semblé représenter, par son inquiétude et son incertitude entre la lumière et l'ombre, l'état d'âme des Mélancoliques.
Tout d'abord, ainsi que l'offrent à voir les peintres Japonais, je fais se détacher le vol ténébreux sur le disque lunaire."

Couverture originale du recueil "Les Chauves-Souris" par Antonio de La Gandara (1861-1917). Ce peintre fut l'ami des toutes les célébrités de la Belle Epoque. Sa réputation était inoui, puisqu'on le comparait à Velasquez ou Zurbaran.
Dans le second paragraphe du bref extrait que j'ai cité, Montesquiou fait allusion aux peintres japonais. L'attirance de maints artistes pour ces étranges animaux est en référence directe aux courants japonisants (au sens large, qui inclut donc la Chine) qui parcourt les arts, depuis la fin du Second Empire. Je reviendrai plus loin, sur cet influence qui est essentielle pour comprendre l'Art Nouveau.

Chine. Plat à décor de pêches et de chauves-souris datant de la fin du règne de Yongzheng (entre 1732 et 1735). 
On remarquera la proximité du décor avec l'œuvre de La Gandara.

Chine. Calebasse à décor de chauves-souris orné 
d'un nœud vert de l'époque de 
l'Empereur Quianlong (1736-1795).

Chine. Lave-pinceau en néphrite (un type de jade)
du XIXème siècle à décor de chauves-souris.
Reconnaissons que les peintres n'ont pas fait de l'animal le sujet principal de leurs œuvres, contrairement aux verriers céramistes et orfèvres chez qui il est omniprésent.
On a, cependant, de Gustave Moreau 1826-1898), le grand maître du symbolisme français, une belle page d'études sur la chauve-souris (datée 1860).
Paul Hankar (1859-1901), fut, malgré sa mort prématurée, un des plus grands architectes de l'Art Nouveau à Bruxelles. Sa maison (1893) est considérée comme une des premières grandes réussites de ce style. Les sgraffites situés sous le toit, représente les période de la journée. Voici le sgraffite figurant la nuit.
Léopold Lelée (1872-1947), peintre et illustrateur, a créé vers 1900 un alphabet figuré dans lequel, la lettre U est illustrée par une chauve-souris. En revanche, le terme d'urocrypte ne se rapporte à aucun animal connu.
Le décorateur et critique d'Art Maurice Pillard Verneuil (1869-1942), très influencé par le Japon, propose en 1909, des projets de panneaux décoratifs, dont un est orné de chauve-souris et de pavots dans un effet optique qui annonce Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

"Anges et chauves-souris" de Escher (vers 1950).
Dans les arts décoratifs de la période Art Nouveau, en revanche, l'animal est représentée en abondance.
C'est le cas pour Emile Gallé (1846-1904) qui revient plusieurs fois sur le sujet.

Une des plus belles créations consacrées aux chauves-souris est un petit vase de la manufacture Daum (Augustin Daum (1853-1909) et Antonin Daum (1864-1930)) d'une élégance parfaite.
Les Frères Müller (Jean Désiré Müller (1879-1952) et Eugène Müller (1883-1917)), peut-être moins connus que leurs homologues de l'Ecole de Nancy, réalisent la lampe Chauve-Souris, qui est elle aussi un chef-d'œuvre.
En 1899, Nathalie Clifford Barney (1876-1972) commande à la maison Lalique (René-Jules Lalique, 1860-1945) une série de bijoux, décorés notamment de chauves-souris pour une bague et un bracelet.

Nathalie Barney est un personnage incontournable du Paris de la Belle Epoque aux années 50. Elle était la fille du peinte Alice Pike (1857-1931) et d'un magnat des chemins de fer américain. Elle n'aura donc jamais de problèmes de fin de mois. Ecrivain, elle est surtout connue pour ses amours multiples avec des femmes célèbres. Parmi celles-ci, on peut citer Liane de Pougy (née Anne Marie Chassaigne, 1869-1950), qui de danseuse et prostituée de haut vol, finira confite en religion, Renée Vivien (Pauline Tarn dite Renée Vivien, 1877-1909), surnommée "Sapho 1900", poète d'origine anglaise à la destinée tragique et sutout le peintre Romaine Brooks (1874-1970), d'origine américaine, elle aussi très fortunée, avec qui elle aura une liaison qui durera plus de 50 ans.

Portrait de Nathalie Clifford Barney en 1896 par Alice Pike.
Le sculpteur et joailler belge Philip Wolfers (1858-1929) exécute en 1897, une broche en argent appelée "Le jour et la nuit", qui représente une chauve-souris enserrant un papillon ou un coléoptère entre ses pattes.
Une curiosité : ce plat en bois attribué à Louis Hestiaux (1858-1919), encore un membre de l'Ecole de Nancy puisqu'il a travaillé avec Gallé avant d'ouvrir sa propre fabrique.
Les céramistes se sont beaucoup appropriés le petit animal, à l'image de ce beau vase d'origine française mais de manufacture indéterminée.
Voici une belle jardinière des années 1900, en grès flammé de Rambervillers (Lorraine), provenant de la manufacture créée par Alphonse Cytère en 1881. 
Un autre grès est signé de Paul Milet (1870-1950) et Lucien Eaubonne (?-?) annonce déjà les tendances de l'Art Déco par sa simplification des formes.
Tel n'est pas le cas de ce vase, purement Art Nouveau, de Paul Dachsel, céramiste autrichien, qui après avoir travaillé pour Amphora, créa sa propre manufacture vers 1905. Il est d'ailleurs difficile de séparer leurs créations. Ce vase est un chef-d'œuvre d'élégance, les pavots de la panse du vase cédant la place aux chauves-souris qui occupent toute l'encolure du vase.
Lucien Levy-Dhurmer (1865-1953) a créé cette petite coupe en céramique émaillé, d'une très belle qualité.
Pour clore cette petite promenade Art Nouveau chez nos amies du crépuscule, une magnifique coupe en or et argent sur cuivre du dinandier Henri Husson (1852-1914).